GODRIC'S HOLLOW, mai 1941 «
Jeremy, si tu ne me trouves pas tout de suite une infirmière, I swear to God I'm going to kill the hell out of you ». La pièce est sombre, on a couvert les fenêtres avec de gros draps épais. Elle donne sur la rue. Isabella Walsh aurait pu jeter un sort pour se cacher aux yeux des autres si seulement elle ne souffrait pas à ce point. Elle déteste son mari, en cet instant, celui qui voulait absolument un enfant. Oh, elle ne regrette pas. Ou en tout cas, elle cessera de regretter quand le garnement sera sorti de son ventre. Pour l'heure, elle hurle, menace, insulte, se tord de douleur sur le bord de son lit, attrape les draps froissés et jette un regard mauvais à sa mère, postée contre le mur, les yeux baissés vers ses pieds. Les bonnes vieilles querelles de voisinage ne cessent jamais vraiment. La mère d'Isabella ne comprend pas que sa fille ait été fichue d'épouser Walsh, ce moldu qui n'avait jusqu'à présent aucune notion du Monde Sorcier. En plus, elle lui a fait un enfant - le comble. Jeremy disparaît du paysage pour ce qui lui semble être une éternité, et elle pousse un hurlement contrarié.
GODRIC'S HOLLOW, mai 1948 «
Je ne peux pas faire ça. Ce n'est ni dans mes cordes, ni dans ma volonté ». Le jeune Kieran est installé dans un coin sombre du grand salon de la demeure des Walsh. Isabella, les traits tirés par le chagrin et le soucis des années de la guerre, fait face à son mari, le menton tremblant. Elle est toujours aussi belle avec ses grands yeux bleus et ses cheveux bruns, mais elle a l'air plus sévère. C'est l'inquiétude, et la haine, aussi. La haine de n'avoir pu utiliser ses pouvoirs comme elle le souhaitait pour protéger son mari et sa famille. Il a fallu que Jeremy aille se battre sur le front, en France, et il n'est pas exactement revenu comme il était parti. Bourré d'angoisses et de tics nerveux, le voilà qui supplie sa femme de l'aider à oublier, un peu. L'oubli est un sacrifice qu'Isabella n'est pas prête à faire. Elle ne peut pas. Elle maudit la guerre, elle maudit les allemands et leurs ambitions, et pour la première fois de sa vie, elle maudit un peu les moldus aussi. Oh, les sorciers se font la guerre, d'une certaine manière, de temps en temps. Mais en général, les affrontements durent moins longtemps. Isabella soupire et attrape Kieran. «
Il a de la chance d'être comme toi. Avec un peu de chance, il ne traversera jamais tout ça ».
HOGWARTS, septembre 1952 Kieran embrasse sa mère, machinal. Il a hâte de s'échapper de son emprise protectrice. Elle le serre contre lui, ses larmes humides collantes sur les vêtements du petit garçon. La famille est dévastée, et il ne reste plus qu'eux et une tante avec laquelle ils ne sont que très peu en contact. Kieran ne parle pas beaucoup, et sa mère compense en jetant des mots sur toutes les situations. Quand Jeremy Walsh est mort, officiellement d'un accident, officieusement d'un suicide qui ne trompe plus personne, Isabella s'est jetée corps et âme dans l'éducation de son fils, lui dédiant sa vie, son temps, et ses passe-temps, négligeant les hommes, les contacts humains, les sorties mondaines et les plaisirs de la vie. Le voir partir, ce matin, pour Poudlard, est une déchirure à laquelle elle a l'impression qu'elle ne survivra pas. Elle a même tenté le coup de grâce, quémandant un poste de professeur pour lequel elle n'était absolument pas qualifiée et qui lui a été refusée. Elle se pâme de désespoir, et celle qui était autrefois si digne, si belle, n'est plus qu'un tas de nerfs trop expansif. Kieran n'aime pas ce que sa mère est devenu. Il la voudrait comme avant, plus distante, plus retenue. Seule sa mère d'avant aurait pu attirer l'attention de ses futurs camarades de classe d'une façon positive. Elle seule aurait pu lui faire ses adieux avec classe, comme une grande dame. «
Write to me », elle lance, avec son accent irlandais à couper au couteau, les yeux toujours humides. D'un mouchoir blanc, elle tapote ses joues. Il acquiesce, incapable de montrer la moindre émotion. Quand elle a commencé à répandre les siennes partout dans leur maison et dans leur vie, Kieran a fermé la porte aux siennes.
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«
RAVENCLAW ! » Kieran écoute à peine ce que le Choixpeau lui crie. Il se lève et se laisse porter par le flots des applaudissements jusqu'à la grande table, où il prend place en hochant poliment la tête quand ses camarades se pressent de le féliciter.
HOGWARTS, mai 1958 «
Happy birthday, Kir » Elena est belle. Ses cheveux longs et blonds font ressortir ses yeux bleus et elle donne l’impression de voler quand elle marche dans les couloirs de Poudlard. Elle est toujours habillée de robes longues et de nœuds qu’elle attache autour de sa taille, pour en souligner la finesse, sans doute, ou peut-être pour mettre en avant les décolletés discrets qu’elle enfile sous sa cape. Elle a parfois l’air d’être d’un autre temps. Elena parle d’une voix douce, presque murmurée, un peu chantante. Elle lance des regards séducteurs et entendus. La finesse de ses traits empêche les gens de se concentrer quand elle explique quelque chose, empêche Kieran, en tout cas. Quand elle est là, il ne peut que l’écouter. Mille fois, sa mère l’a mis en garde contre la fille Selwyn. Mille fois, Isabella a ravalé sa fierté de mère bafouée pour le sermonner, pour le prier de mieux choisir ses fréquentations. Et lui, comme un idiot privé de mots, il se retrouve toujours là, dans les sous-sols humides de l’école de magie, à attendre qu’elle sorte de sa Salle Commune. A force, les autres élèves de Serpentard finissent par le confondre avec l’un d’entre eux. On le salue presque, parfois, d’un geste de la tête. Il n’est pas d’ici, pourtant, il n’appartient pas à cette maison, il se fiche des Serpentards, de leurs idées, de leurs valeurs, comme de la dernière pluie. Tout ce qui l’intéresse, c’est elle, ses jolies robes et ses murmures. Elle te prend pour un idiot, ne te fie pas à ce nom, l’a prié sa mère quand il a parlé d’elle la première fois. Depuis, il la tait, mais Isabella n’est pas dupe, elle connait les penchants de son fils. Alors elle se répète, s’entête. Aux dernières vacances, quand il est rentré, à Noël, elle l’a averti. «
Je me suis toujours évertuée à nous garder éloignés des querelles entre les Serpentards et les autres. A rester dans la neutralité. Et toi, mon fils, toi qui est le seul qu’il me reste dans cette famille déchirée, la première chose que tu fais en arrivant à Poudlard, c’est te fourrer dans les jupes d’une Serpentard… Et pas n’importe laquelle. Si les Selwyn l’apprennent, ils te tueront avant de torturer leur fille. Les guerres ne me prendront plus personne, tu m’entends ? » Isabella aime bien jouer la carte de la guerre pour justifier ses paroles. Elle aime bien se servir du souvenir de son défunt mari pour marquer des points. Kieran y est imperméable. Il sait qu’elle a raison, mais il n’y peut rien, aussi bête cela soit-il, Kieran aime Elena, et personne n’y peut rien. Il se sort de ses contemplations et de ses souvenirs au prix d’un effort considérable et hoche la tête. «
Merci », il lance, s’offrant un sourire léger. Ses doigts effleurent la joue blanche d’Elena qui se détourne presque immédiatement. Il n’y a pas de réciprocité entre eux. Pas pour l’instant, en tout cas. Mais l’irlandais est patient, dehors, tout sera sans doute différent.
SOMEWHERE, septembre 1963 Elle se tient dans l'encadrement de la porte, bras croisés sur sa poitrine, l'air sombre. Elle se mange la lèvre inférieure, et semble hésitante. Isabella est partie quelques jours en Irlande, sur les pas de ses parents. Tant mieux, sinon, elle deviendrait folle et serait capable d'avoir un geste inconsidéré. «
Tu vas me dire ce que tu fais ici ? » demande-t-il, en penchant légèrement la tête, détachant ses lèvres de la cigarette qu'il est en train de fumer. «
Je suis enceinte, Kir », lâche-t-elle après de longues minutes d'un silence insoutenable. Et sur ses traits, il lit tout le désespoir du monde, tout le poids de la terrible nouvelle. Il devine son cœur qui cogne dans sa cage thoracique, il devine son corps qui se tord sous les tensions. Il devine le débat interne qui l'agite, et il devine aussi la solution à laquelle elle va parvenir. «
De qui ? », il demande, d'une voix froide, et il voit sur ses traits que c'est comme s'il venait de lui porter un coup. Il aurait pu lui cogner dans l'estomac, elle aurait affiché la même expression. C'est elle qui se sent blessée, maintenant. C'est elle qui souffre. C'est elle qui l'aime, finalement, après toutes ces années passées à l'éviter. Sauf qu'elle n'a pas le droit, qu'elle devrait être en train de planifier son mariage avec un autre, un sang-pur, digne d'elle, de son rang, de son sang. Lui, il s'en fiche pas mal. Mais son avis ne compte pas. «
Ferme-la. Si tu crois que tu es drôle... Ca n'a rien de drôle. Rien de cette situation merdique n'est ne serait-ce que le commencement d'amusant », elle réplique, crachant presque les mots comme si elle était par eux dégoûtée. Ou par lui, peut-être. Il se lève, écrase sa cigarette, et s'approche. «
Excuse-moi ». Il glisse sa main sur sa hanche et l'attire contre lui. Elle, elle trempe sa chemise de ses larmes. «
Ils vont te tuer », elle murmure, à peine audible, comme si elle voulait ne pas être entendue. Il l'entend, pourtant, et il le sait, qu'elle dit vrai. «
Ils réduiront le pub à néant, et ensuite,
ils vont te tuer, et le bébé aussi. Je n'ai pas vraiment le choix ».
SOMEWHERE, juin 1968 «
Ouvre les yeux » L’ordre vient de loin. Kieran a l’impression de l’entendre d’une autre pièce, et pourtant, il reconnait les tabourets en bois qui ornent son pub. Il ouvre un œil – l’autre est trop douloureux pour suivre. Il tente de poser ses mains à côté de sa tête pour se redresser, en vain. Son corps est paralysé de douleur. Il ne peut plus effectuer le moins mouvement, et distingue à peine l’homme à la carrure imposante qui se penche sur lui. «
Maintenant ouvre bien tes oreilles » Kieran ricanerait s’il le pouvait. «
Si on te demande, tu pourras dire à tes petits copains qu’Aaron Selwyn est venu te rendre une petite visite de santé. Pendant que tu y es, imprime bien les informations que je vais te donner, parce qu’il est hors de question que je les répète deux fois », la voix lâche. L’esprit embrumé de Kieran, qui est à deux doigts de s’évader vers d’autres contrés, lui intime de faire ce qu’il peut pour écouter. «
Je vais pas monter. Je sais déjà ce qui se trouve là-haut. Une sale gamine contaminée par ton sang-mêlé de merde », il lance, en posant son pied dans le dos du brun, l’écrasant un peu plus contre le sol. «
Elle a de la chance que je ne monte pas, il ne faudrait que quelques secondes pour qu'elle ne soit plus de ce monde, tu vois ? Je t'interdis formellement d'approcher Elena - plus jamais. Même pas un regard, un échange, un message codé. On retrouvera tout », il lâche en retirant son pied, en s'éloignant de quelques mètres. Kieran lutte pour reprendre une respiration plus rythmée. La douleur se répand dans le moindre de ses muscles, et son esprit s'embrume. Une odeur forte de rouille et de sang lui chatouille les narines. A côté de lui, les éclats de verre jonchent le sol comme les reflets de tout ce qui a été brisé. «
Elle a passé un sale quart d'heure, elle aussi. T'en fais pas. Mais c'est rien comparé à ce qui va vous arriver, à la gamine et à toi, si tu nous rends pas quelques petits services de temps en temps, tu vois ? J'aime bien ce pub. Une fois qu'il sera nettoyé - parce qu'on peut pas dire qu'il soit reluisant, là, tout de suite - je pense que mes copains et moi on aimera bien venir y boire un verre de temps en temps. Profiter de l'intimité pour discuter de sujets... importants.»
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«
Tu es un idiot. Je t'avais prévenu qu'on ne gagne rien à fréquenter les Serpentards, et il a fallu que tu continues. Et non content d'être un idiot, il a en plus fallu que tu lui fasses un gosse. Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Tu vas devenir une âme au service des Mangemorts ? C'était ça, ton plan de vie ? C'est ce que tu veux lui donner, à ta fille ? » Kieran est allongé sur le bord de son lit, ses yeux sont rivés au plafond. Isabella est penchée sur lui et éponge patiemment le sang de ses tempes, de ses bras, jetant des sorts, sortant des potions. Elle n'arrête pas de parler, depuis qu'elle est revenue. Parce qu'elle évacue. Kieran ne lui en veut pas, mais il aimerait qu'elle se taise. Parce que même s'il est conscient de l'horreur de la situation et de l'obscurité de son avenir, la seule chose à laquelle il pense, en cet instant, c'est à son coeur brisé, et à ce qu'a pu subir Elena. ce qu'elle va devoir faire.
KING'S CROSS, septembre 75«
Promets-moi de faire attention à toi, Brianna », il murmure, en remettant le col de son manteau sur les épaules de sa fille. «
Ne fais pas de bêtises, d'accord ? » Il s'est mis à genoux pour lui faire face. Brianna ressemble à s'y méprendre à sa mère, Kieran se rappelle très bien de la première fois qu'il l'a vue. Isabella presse l'épaule de son fils et la petite fille hoche la tête en plaçant ses bras autour du cou de son père. Il pourrait jurer qu'elle sanglote un peu, et pourtant, elle monte dans ce train, se positionnant à la fenêtre pour lui dire au revoir.
SOMEWHERE, mars 1977«
Mes copains et moi, on prendra trois bierraubeurre bien fraîches ». Arthur Selwyn va s'installer à sa table habituelle, et Kieran envoie Isabella leur donner leurs boissons pendant qu'il s'atèle à sécher les verres. Le frère Selwyn lui fait signe d'approcher, le sortant de ses rêveries. Sur le bord de la table, un parchemin est déposé, qu'on l'invite à prendre. Dessus, il y a un nom. Le nom d'une personne qu'il doit faire venir ici, aux yeux des Mangemorts qui souhaiteraient lui poser quelques questions. Kieran a de plus en plus de mal à faire venir les gens. Ils voient bien de qui son pub est peuplé, ils savent que les Mangemorts y ont parfois leurs quartiers. L'établissement n'a pas grand chose de reluisant, désormais. La réputation se tisse, comme un piège se refermant sur lui et contre lequel il ne peut rien.
KING'S CROSS, septembre 78Elle est là. Presque à porté de main. Kieran n'entend plus les mots de sa fille, qui tire sa veste pour attirer son attention. Elena est là, à quelques pas seulement de lui. Elle embrasse un garçonnet qui doit avoir 11 ans. A ses côtés, il y a un homme aux traits sévères, qu'il a déjà aperçu en compagnie du frère Selwyn. Kieran la fixe, la toise, même, à la recherche d'un contact visuel, mais il ne voit que son dos qui la dérobe à lui quand elle se baisse pour embrasser son fils.